L'article de Jacques Follorou du journal "Le Monde"
Le moral est en berne au sein de la justice chargée de lutter contre le crime organisé corse. Début 2020, un rapport confidentiel a été transmis à la chancellerie pour défendre la création d’un pôle antimafia doté de pouvoirs spéciaux, afin de faire reculer un fléau qui défie l’autorité de l’Etat sur une partie de son territoire.
Début octobre, lors d’un comité de pilotage, à Marseille, de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) en matière de crime organisé, ses membres ne cachaient pas leur déception face à l’absence de réponse du ministère et au manque de « volonté politique ». Après avoir examiné les demandes, le ministère estime, pour sa part, que l’organisation actuelle « fonctionne plutôt bien ».
Le Monde a eu accès à ce document rare d’une centaine de pages, qui porte les attentes de la JIRS de Marseille, chargée de la Corse. Pour appuyer son propos, elle dresse le bilan de dix ans d’affaires et livre une analyse fouillée du système criminel insulaire. Dans l’histoire judiciaire, c’est la première fois qu’un tel panorama est brossé. Il repose sur près de 150 dossiers traités entre 2009 et fin 2019. Il concerne plus d’une quarantaine de personnes condamnées ou mises en examen. Huit cents ans d’emprisonnement ont été prononcés dans ces affaires et plus de 15 millions d’euros d’avoirs saisis. La conclusion de ce travail est sans appel : « Le banditisme corse revêt toutes les formes du phénomène mafieux. »
territoriale diffusée le 13 octobre. » La création d’un service de police judiciaire unique en Corse ? « Cela ne dépend pas de la chancellerie. » La professionnalisation des cours d’assises ? « C’est un sujet complexe et les magistrats sont très partagés sur l’extension au reste. »
L’actuel garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, ex-avocat de criminels corses, et certains de ses confrères s’étaient élevés, en 2017, contre la création d’une « juridiction d’exception » en matière de crime organisé, estimant que le fait de ne pas arriver à démontrer des accusations ne justifiait pas « de changer le système ».
Jacques Follorou
Début octobre, lors d’un comité de pilotage, à Marseille, de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) en matière de crime organisé, ses membres ne cachaient pas leur déception face à l’absence de réponse du ministère et au manque de « volonté politique ». Après avoir examiné les demandes, le ministère estime, pour sa part, que l’organisation actuelle « fonctionne plutôt bien ».
Le Monde a eu accès à ce document rare d’une centaine de pages, qui porte les attentes de la JIRS de Marseille, chargée de la Corse. Pour appuyer son propos, elle dresse le bilan de dix ans d’affaires et livre une analyse fouillée du système criminel insulaire. Dans l’histoire judiciaire, c’est la première fois qu’un tel panorama est brossé. Il repose sur près de 150 dossiers traités entre 2009 et fin 2019. Il concerne plus d’une quarantaine de personnes condamnées ou mises en examen. Huit cents ans d’emprisonnement ont été prononcés dans ces affaires et plus de 15 millions d’euros d’avoirs saisis. La conclusion de ce travail est sans appel : « Le banditisme corse revêt toutes les formes du phénomène mafieux. »
« Recueil de témoignages très difficile »
Forte de ce constat, pourtant largement nié par l’Etat, la JIRS estime qu’il convient « d’évaluer [ses] besoins afin d’optimiser [son] action », sans quoi ce pouvoir parallèle continuera de sévir sur l’île et sur le continent. Une manière de dire que, faute d’un bon diagnostic sur la nature de cette violence qui a pris en otage l’île de Beauté et d’une réponse adéquate, la justice continuera de lutter à armes inégales contre la mafia corse.
Il convient, soulignent les auteurs du rapport, « d’analyser les échecs de la JIRS, qui sont souvent la conséquence du manque de moyens et d’une législation mal adaptée, ainsi que la nature même de cette criminalité mafieuse jouant sur la déstabilisation et l’abus de manœuvres dilatoires, et imposant l’omerta et la terreur ».
La JIRS revendique quelques succès, dont « la déstabilisation et l’affaiblissement de clans criminels », notamment grâce à la mise en œuvre de nouvelles techniques d’interception des communications
La JIRS avoue son impuissance face au « système mafieux ». Elle dit être confrontée à une violence qui associe « les crimes de sang pour préserver une emprise sur un territoire » à la vendetta. En Corse, observe-t-elle, « l’interpénétration du banditisme, de l’économie et de la politique » lui complique la tâche. « Les nombreux règlements de comptes ont pour cause non seulement le contrôle des marchés illicites – stupéfiants, jeux, machines à sous –, mais aussi des activités légales – sécurité, spiritueux, immobilier. »
Enfin, l’omerta, l’insularité et un maillage social très serré « rendent très difficile le recueil de témoignages (…), quels que soient les individus – élus et fonctionnaires, y compris ceux issus des forces de l’ordre ». La JIRS constate, désabusée : « Si tous sont prompts à dénoncer les dérives mafieuses, aucun ne se risque à parler à visage découvert. »
Alors, certes, la JIRS revendique quelques succès, dont « la déstabilisation et l’affaiblissement de clans criminels », notamment grâce à la mise en œuvre de nouvelles techniques d’interception des communications « adaptées à la complexité du banditisme corse et à sa structuration de type mafieux ». Elle se félicite aussi de la création, en 2015, d’un « bureau de liaison corse » regroupant des magistrats des JIRS de Marseille et de Paris, ainsi que des tribunaux de Bastia et d’Ajaccio, et de la mise en place de « nouvelles méthodes de travail » rapprochant les équipes œuvrant sur les faits financiers et criminels.
« Extrême sensibilité des dossiers corses »
Forte de ce constat, pourtant largement nié par l’Etat, la JIRS estime qu’il convient « d’évaluer [ses] besoins afin d’optimiser [son] action », sans quoi ce pouvoir parallèle continuera de sévir sur l’île et sur le continent. Une manière de dire que, faute d’un bon diagnostic sur la nature de cette violence qui a pris en otage l’île de Beauté et d’une réponse adéquate, la justice continuera de lutter à armes inégales contre la mafia corse.
Il convient, soulignent les auteurs du rapport, « d’analyser les échecs de la JIRS, qui sont souvent la conséquence du manque de moyens et d’une législation mal adaptée, ainsi que la nature même de cette criminalité mafieuse jouant sur la déstabilisation et l’abus de manœuvres dilatoires, et imposant l’omerta et la terreur ».
La JIRS revendique quelques succès, dont « la déstabilisation et l’affaiblissement de clans criminels », notamment grâce à la mise en œuvre de nouvelles techniques d’interception des communications
La JIRS avoue son impuissance face au « système mafieux ». Elle dit être confrontée à une violence qui associe « les crimes de sang pour préserver une emprise sur un territoire » à la vendetta. En Corse, observe-t-elle, « l’interpénétration du banditisme, de l’économie et de la politique » lui complique la tâche. « Les nombreux règlements de comptes ont pour cause non seulement le contrôle des marchés illicites – stupéfiants, jeux, machines à sous –, mais aussi des activités légales – sécurité, spiritueux, immobilier. »
Enfin, l’omerta, l’insularité et un maillage social très serré « rendent très difficile le recueil de témoignages (…), quels que soient les individus – élus et fonctionnaires, y compris ceux issus des forces de l’ordre ». La JIRS constate, désabusée : « Si tous sont prompts à dénoncer les dérives mafieuses, aucun ne se risque à parler à visage découvert. »
Alors, certes, la JIRS revendique quelques succès, dont « la déstabilisation et l’affaiblissement de clans criminels », notamment grâce à la mise en œuvre de nouvelles techniques d’interception des communications « adaptées à la complexité du banditisme corse et à sa structuration de type mafieux ». Elle se félicite aussi de la création, en 2015, d’un « bureau de liaison corse » regroupant des magistrats des JIRS de Marseille et de Paris, ainsi que des tribunaux de Bastia et d’Ajaccio, et de la mise en place de « nouvelles méthodes de travail » rapprochant les équipes œuvrant sur les faits financiers et criminels.
« Extrême sensibilité des dossiers corses »
Toutefois, la liste des « écueils » et des « besoins » est autrement plus longue. En raison de moyens insuffisants – magistrats, assistants spécialisés – face à « la technicité et la complexité des investigations » et « aux avocats pugnaces » dont les mafieux corses peuvent s’offrir les services, le traitement des dossiers est « beaucoup trop long » et « la proportion de faits non élucidés est importante ». Enfin, regrette la JIRS de Marseille, « l’hypermédiatisation des dossiers corses » serait devenue « une vraie difficulté pour le bon déroulement des enquêtes ».
La JIRS a donc soumis ses solutions à la chancellerie pour que la justice française mette ses institutions à l’heure de l’antimafia, comme ont pu le faire l’Italie ou les Etats- Unis. « L’extrême sensibilité des dossiers corses » et « la dangerosité de certaines des figures du banditisme corse » imposent, selon le rapport, un « recrutement profilé » de magistrats expérimentés et spécialisés, dont le nombre doit augmenter de manière sensible et dont le travail doit être sanctuarisé à cause de « l’énorme pression que fait peser ce type de dossier ».
Dans son rapport, la JIRS souhaite que le gouvernement « réfléchisse » à la création « d’un service de police judiciaire unique qui réunirait les enquêteurs de la police et de la gendarmerie », mieux adapté « au caractère exceptionnel du banditisme corse ». Un premier pas avait été franchi, en 2013, lorsque la police judiciaire avait affecté une brigade nationale à la seule criminalité en Corse.
La JIRS insiste également sur la nécessité de créer une cour d’assises spéciale composée de magistrats professionnels et non plus de jurés pour les assassinats commis en bande organisée, à l’instar des crimes terroristes et de ceux relatifs à des trafics internationaux de stupéfiants. « Ce serait une avancée majeure (…) pour sécuriser l’issue des procédures visant le banditisme corse. »
Modifier la loi dite « du repenti »
Lutter contre la mafia exige, enfin, d’après la JIRS, de modifier le cadre légal existant, en particulier la loi dite « du repenti », seul outil permettant aujourd’hui d’accéder à une parole venant du cœur d’un système mafieux.
Or, le texte actuel considère qu’un individu ayant participé à un projet criminel ayant entraîné la mort ou une infirmité permanente ne peut pas bénéficier du statut de repenti, vidant la loi d’une grande partie de son efficacité. « Le législateur doit se saisir du problème », avait déjà déclaré au Monde, fin avril, Bruno Sturlèse, le président de la Commission nationale de protection et de réinsertion des témoins.
Au sein de la chancellerie, d’aucuns tiennent à nuancer la portée de ce rapport. « Nous n’avons pas été formellement saisis d’une demande de création d’un pôle antimafia. On n’a, dès lors, jamais dit non à cela. » La même source ajoute que la JIRS de Marseille peut déjà organiser en son sein, si elle le souhaite, une forme de spécialisation sur les dossiers corses. De même, selon elle, « si ces affaires de crime organisé corse sont effectivement dispersées dans diverses structures, sur l’île, à Marseille et à Paris, des instances de coordination assurent le lien entre toutes les procédures et cela fonctionne ».
Par ailleurs, les services du ministère ont étudié les autres revendications de la JIRS de Marseille. Une éventuelle refonte de la loi dit « du repenti » ? Ils ont jugé sa réécriture « trop lourde, car elle obligerait à retravailler de très nombreux articles ». La question des moyens ? « Les effectifs marseillais doivent croître selon la circulaire de politique pénale
La JIRS a donc soumis ses solutions à la chancellerie pour que la justice française mette ses institutions à l’heure de l’antimafia, comme ont pu le faire l’Italie ou les Etats- Unis. « L’extrême sensibilité des dossiers corses » et « la dangerosité de certaines des figures du banditisme corse » imposent, selon le rapport, un « recrutement profilé » de magistrats expérimentés et spécialisés, dont le nombre doit augmenter de manière sensible et dont le travail doit être sanctuarisé à cause de « l’énorme pression que fait peser ce type de dossier ».
Dans son rapport, la JIRS souhaite que le gouvernement « réfléchisse » à la création « d’un service de police judiciaire unique qui réunirait les enquêteurs de la police et de la gendarmerie », mieux adapté « au caractère exceptionnel du banditisme corse ». Un premier pas avait été franchi, en 2013, lorsque la police judiciaire avait affecté une brigade nationale à la seule criminalité en Corse.
La JIRS insiste également sur la nécessité de créer une cour d’assises spéciale composée de magistrats professionnels et non plus de jurés pour les assassinats commis en bande organisée, à l’instar des crimes terroristes et de ceux relatifs à des trafics internationaux de stupéfiants. « Ce serait une avancée majeure (…) pour sécuriser l’issue des procédures visant le banditisme corse. »
Modifier la loi dite « du repenti »
Lutter contre la mafia exige, enfin, d’après la JIRS, de modifier le cadre légal existant, en particulier la loi dite « du repenti », seul outil permettant aujourd’hui d’accéder à une parole venant du cœur d’un système mafieux.
Or, le texte actuel considère qu’un individu ayant participé à un projet criminel ayant entraîné la mort ou une infirmité permanente ne peut pas bénéficier du statut de repenti, vidant la loi d’une grande partie de son efficacité. « Le législateur doit se saisir du problème », avait déjà déclaré au Monde, fin avril, Bruno Sturlèse, le président de la Commission nationale de protection et de réinsertion des témoins.
Au sein de la chancellerie, d’aucuns tiennent à nuancer la portée de ce rapport. « Nous n’avons pas été formellement saisis d’une demande de création d’un pôle antimafia. On n’a, dès lors, jamais dit non à cela. » La même source ajoute que la JIRS de Marseille peut déjà organiser en son sein, si elle le souhaite, une forme de spécialisation sur les dossiers corses. De même, selon elle, « si ces affaires de crime organisé corse sont effectivement dispersées dans diverses structures, sur l’île, à Marseille et à Paris, des instances de coordination assurent le lien entre toutes les procédures et cela fonctionne ».
Par ailleurs, les services du ministère ont étudié les autres revendications de la JIRS de Marseille. Une éventuelle refonte de la loi dit « du repenti » ? Ils ont jugé sa réécriture « trop lourde, car elle obligerait à retravailler de très nombreux articles ». La question des moyens ? « Les effectifs marseillais doivent croître selon la circulaire de politique pénale
territoriale diffusée le 13 octobre. » La création d’un service de police judiciaire unique en Corse ? « Cela ne dépend pas de la chancellerie. » La professionnalisation des cours d’assises ? « C’est un sujet complexe et les magistrats sont très partagés sur l’extension au reste. »
L’actuel garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, ex-avocat de criminels corses, et certains de ses confrères s’étaient élevés, en 2017, contre la création d’une « juridiction d’exception » en matière de crime organisé, estimant que le fait de ne pas arriver à démontrer des accusations ne justifiait pas « de changer le système ».
Jacques Follorou